Nucléaire: les leçons imparables de FUKUSHIMA

Article de Mediapart ( mars 2018)

Nucléaire: les imparables leçons de la catastrophe de Fukushima

16 mars 2018 Par Jade Lindgaard

Deux voix venues du Japon secouent la torpeur pronucléaire de la France, en ce septième anniversaire de la catastrophe de Fukushima. Écouter Naoto Kan, ancien premier ministre devenu anti-atome, et lire Masao Yoshida, le directeur défunt de la centrale, c’est comprendre l’impuissance des gouvernements face à une catastrophe nucléaire.

Vente de réacteurs EPR à l’Inde, soutien à celui voulu par la Grande-Bretagne à Hinkley Point, torpillage de l’objectif de réduction à 50 % de la part d’électricité d’origine nucléaire : le soutien de l’État à l’atome est plus marqué que jamais.

C’est dans ce contexte particulier que deux voix venues du Japon perturbent l’apparent consensus officiel. L’une est articulée par un dirigeant politique de premier plan, auréolé de son retournement contre le nucléaire à la suite de la catastrophe de Fukushima. C’est celle de Naoto Kan, premier ministre en fonctions lorsqu’un tremblement de terre et un tsunami ravagent son pays et déclenchent l’une des pires crises nucléaires de l’Histoire à la centrale de Fukushima Daichii, en mars 2011. Aujourd’hui député à la Diète, élu du parti démocrate du Japon (PDJ), il soutient une proposition de loi favorable à la sortie du nucléaire alors que l’actuel chef du gouvernement, Shinzo Abe, veut au contraire relancer les réacteurs à l’arrêt.

À l’occasion du septième anniversaire de la catastrophe de Fukushima, il est en visite en France pour alerter sur les dangers de l’atome. « Ce que je veux dire aux Français, c’est que le risque est énorme, explique-t-il à Mediapart. S’il y a un accident dans une centrale nucléaire, vous risquez d’avoir un tiers de votre territoire, ou peut-être la moitié, qui devienne inutilisable, invivable pendant des dizaines d’années. Je crois que vous devez être conscients de cela, que vous devez sortir du nucléaire, consommer moins d’électricité et, surtout, faire confiance aux énergies renouvelables. Prenez conscience de ce risque, il est énorme. »

Pendant près d’une semaine, il a multiplié les interventions publiques : discours devant des militant·e·s de La France insoumise – qui organise une votation citoyenne sur le sujet –, allocutions à l’Assemblée nationale et au Parlement européen, déplacement devant le chantier de l’EPR à Flamanville et à La Hague, où sont stockés les déchets radioactifs français. Sa venue suscite l’intérêt des médias, où certain·e·s le décrivent en « rock star » de l’antinucléaire.

L’autre voix est bien plus discrète, et s’exprime dans un livre sobrement intitulé Un récit de Fukushima. Elle est posthume. C’est celle de Masao Yoshida, directeur de la centrale Fukushima Daiichi au moment de la catastrophe. Il est mort en juillet 2013 d’un cancer de l’œsophage. Mais deux chercheurs français, Franck Guarnieri et Sébastien Travadel, ont fait traduire et éditer pour la première fois en français de larges extraits de son audition auprès de la commission d’enquête alors mise sur pied par Naoto Kan.

À les entendre tous les deux aujourd’hui, avec le décalage de registre de parole et des années, deux visions s’affrontent sur la responsabilité face à la catastrophe. Interrogé pendant près d’une heure par Mediapart sur ses décisions pendant et après la catastrophe en 2011, Naoto Kan, physicien de formation, décrit à plusieurs reprises son incapacité à évaluer seul la gravité de la situation. Pourquoi son gouvernement a-t-il autorisé un seuil d’exposition de la population de 20 millisievert (mSv), considéré comme dangereux par certain·e·s expert·e·s en radioprotection, ouvrant la voie au retour chez eux des déplacé·e·s de Fukushima ? « Attention, ce n’est pas moi qui ai décidé que ce seuil de 20 mSv était le bon, nous répond-il, ce n’est pas du tout quelque chose que des hommes politiques peuvent décider comme cela. Ce sont les experts qui ont décidé. Ce sont des compromis de discussions entre experts médicaux et nucléaires. On a fait une cote à 20 mSv qui semble à peu près acceptable par toutes les parties. Moi, personnellement, je n’ai aucun avis là-dessus. »

Il rapporte à ce sujet une autre anecdote, effrayante a posteriori : « Au sein du ministère de l’économie et de l’industrie, il y avait l’Agence de sûreté nucléaire [devenue depuis l’Autorité régulatrice du nucléaire – ndlr], formée d’experts. En cas de crise, un dispositif se met en place, avec une commission de sûreté nucléaire, sous la responsabilité directe du premier ministre, assisté par des membres de l’agence. Au moment où l’accident s’est produit, le responsable de cette agence du Miti est venu me voir, et je lui ai posé trois questions : quelle est la situation actuelle ? Comment ça va évoluer ? Quelles mesures pouvons-nous prendre pour remédier à cette situation ? Mais les réponses qu’il m’a données étaient tellement confuses et absconses que je me suis dit : “Qu’est-ce que ça veut dire ? Soit c’est moi qui ne comprends pas. Soit c’est lui qui n’est pas tout à fait compétent et ne me donne pas les explications qu’il faut.” Je lui ai donc demandé : “Pourquoi je ne comprends pas vos explications ?” Il a été obligé de me dire qu’il ne connaissait rien au nucléaire et qu’il était diplômé de l’université de Tokyo en sciences économiques. C’est normal que le ministère de l’économie nomme un économiste pour s’occuper d’industrie nucléaire. Mais c’était très gênant qu’il soit à la direction d’une agence en principe formée d’experts qui devaient m’aider à prendre des décisions. Cela montre que tout l’organigramme du gouvernement japonais était fondé sur la supposition qu’il n’y aurait pas d’accident majeur dans l’industrie nucléaire. Ils n’avaient jamais pensé à la possibilité d’un accident majeur. Il est normal qu’un ministre ne soit pas au courant, mais que le responsable de la sécurité, chargé d’édicter les règles, ne le soit pas, là ça pose un gros problème. »

Quelques mois plus tard, une commission parlementaire lance une enquête sur la conduite des autorités pendant la catastrophe. « On a compris à ce moment-là, et c’est écrit dans le rapport de la commission, qu’au lieu de servir de soutien aux politiques qui, par définition, ne connaissent pas bien le nucléaire, l’Agence de sûreté nucléaire avait été en fait la courroie de transmission des opérateurs », poursuit Naoto Kan.

« Tout le monde a fui et personne n’est venu »

Face à la complexité technique du fonctionnement des réacteurs et à la difficulté de comprendre quelle décision prendre, Naoto Kan avoue son impuissance : « Pendant toute cette période, ce que je peux dire de mon expérience, c’est que je n’ai jamais eu en temps utile les infos que je voulais avoir. Ce n’est pas la faute des experts, c’est la faute du temps. » Il a démissionné de son poste de premier ministre fin août 2011, sous le feu des critiques pour sa gestion de la catastrophe de Fukushima, jugée calamiteuse par l’opposition.

Une rumeur l’a accusé d’avoir interdit de communiquer sur la fusion des cœurs de trois réacteurs de la centrale de Fukushima, l’accident le plus grave pour une centrale, pour ne pas effrayer la population. « Mais je n’ai pas su quand la fusion a eu lieu, affirme-t-il aujourd’hui. On a appris il y a deux mois que c’était le président de Tepco [l’opérateur de la centrale – ndlr] qui avait interdit qu’on utilise ce mot. Il l’a reconnu il y a trois mois. »

N’a-t-il pas été possible au chef du gouvernement d’être informé correctement de ce qui se passait dans la centrale accidentée ? « Ceux qui savent tout, c’est Tepco, répond-il. Je ne peux apprendre les choses que par eux, selon leur bon vouloir. Ils connaissent toutes les données de la centrale. Je n’ai aucun moyen de savoir par moi-même. » Aujourd’hui encore, les témoignages du président et du directeur général de Tepco devant la commission d’enquête gouvernementale restent confidentiels, à leur demande. « Donc pour le moment, il y a encore des informations secrètes, explique Naoto Kan. J’ai témoigné et tout a été publié. Tous les autres participants ont donné leur accord mais les deux principaux dirigeants de Tepco, non. C’est bien sûr un grand problème. »

À l’inverse, dans un récit bouleversant de précision devant la commission d’enquête parlementaire, Masao Yoshida, l’ancien directeur de la centrale de Fukushima, dénonce l’irresponsabilité des politiques : « Le tsunami de mars a fait 23 000 victimes. Qui les a tuées ? C’est un séisme de magnitude 9 qui les a tuées. On brandit notre responsabilité. Mais pourquoi n’avait-on pas pris les dispositions pour que ces personnes ne meurent pas ? Au lieu de se poser ces questions, la discussion fait un bond et se concentre sur le seul point de la responsabilité de Tepco. Je ne trouve pas ça normal. S’il s’agit de mesures fondamentales pour protéger la vie et les biens des Japonais, il faudrait que la cellule de gestion de crise du premier ministre prenne les mesures qui s’imposent avec les autorités locales. Mais l’État ne fait rien. Il se contente de remettre en question l’organisation des centrales nucléaires (…). Bien sûr protéger une centrale nucléaire est important, mais si on n’a pas de plan d’ensemble, on ne peut pas parler de véritables mesures de protection. Je trouve que l’État a une vision biaisée, concernant les séismes et les tsunamis. »

Que nous apprend son récit ? La terreur d’avoir à prendre des décisions face à une catastrophe en train de se produire, sans avoir, lui non plus, les éléments nécessaires à la prise de décision. Quarante et une minutes après le début du séisme, les premières vagues du tsunami atteignent Fukushima Daiichi. Elles mesurent environ 8 mètres de haut. Dix minutes plus tard, déferlent des vagues estimées à plus de 15 mètres de haut. Jusque-là, la NHK, la télé japonaise, n’avait annoncé que des vagues de 5 mètres. La centrale a été conçue pour résister à un tsunami de 6,10 mètres de haut.

La perte des circuits électriques rend très difficile l’action de refroidissement des réacteurs et empêche le suivi de ce qui s’y passe par les outils dédiés. Les ingénieurs doivent agir dans le noir, parfois littéralement : il n’y a plus de lumière dans la salle des commandes et les pilotes ne voient plus leurs instruments. Enfermés dans le bâtiment antisismique, sans images de l’extérieur, le directeur et ses collaborateurs ne comprennent que le tsunami est passé que lorsqu’ils voient que l’alimentation en courant électrique a cessé et que les générateurs de vapeur ne fonctionnent plus.

« Nous étions tous tellement terrassés que nous sommes restés sans voix (…), tout en accomplissant ces tâches administratives, émotionnellement nous étions anéantis. » Dans cette situation extrême, les procédures et manuels de gestion de crise deviennent inutiles. L’« imaginaire collectif » des opérateurs de la centrale a été « balayé », analysent Franck Guarnieri et Sébastien Travadel. Ils font l’expérience de l’effondrement de leur cadre institutionnel, expliquent les deux chercheurs. Aucune procédure ne prévoit ce qui se passe, les autorités politiques ne savent pas quoi faire, le directeur de la centrale est quasiment coupé du monde. « La centrale s’est libérée des hommes, écrivent-ils. Il ne s’agit plus ici de l’exploiter, de la contrôler, de la maintenir, mais bien de la combattre. Un combat à mort. »

Des décisions ultratechniques, complexes et dangereuses doivent être prises dans un état de bouleversement émotionnel. Le directeur décide d’injecter de l’eau de mer dans les réacteurs pour empêcher qu’ils ne s’emballent. Masao Yoshida explique : « Je n’en avais pas entendu parler parce que nulle part au monde on ne l’avait jamais fait. » Mais la situation se complique terriblement et, au bout d’un moment, ce sont trois réacteurs que les équipes doivent gérer en même temps. « Je vous assure, personne n’a jamais eu à faire face à trois tranches nucléaires à la fois, et pour être franc, je pense que cela n’arrivera probablement plus jamais. Je n’ai même pas envie d’y repenser. »

Le 13 mars, au troisième jour depuis l’accident, le réacteur 3 explose : « Au début, tout juste après l’explosion, quand les tout premiers rapports sont arrivés du terrain et que j’ai su qu’il y avait une quarantaine de disparus, j’ai vraiment eu l’intention de me donner la mort. Si c’était vrai. S’il y avait quarante morts, j’étais décidé à me faire hara-kiri. » Mais finalement, personne n’y a perdu la vie et l’équipe poursuit son travail. Au bout d’un moment, les sous-traitants sont renvoyés chez eux. Seuls restent le directeur et une cinquantaine de personnes – contre environ 5 000 avant l’accident.

Il est d’autant plus instructif d’entendre ces deux voix aujourd’hui en parallèle que Naoto Kan et Masao Yoshida se sont fait face lors de l’accident. Et se sont affrontés, indirectement. Quand le directeur de la centrale décide d’injecter de l’eau de mer pour refroidir les réacteurs, le vice-président de Tepco, depuis le bureau du premier ministre, lui ordonne d’arrêter. L’ingénieur raconte comment il a sciemment désobéi et menti à ses supérieurs.

Au deuxième jour de l’accident, Naoto Kan se rend sur la centrale, pour une visite qui ne dure pas même une heure. Sa rencontre avec le responsable de l’installation semble tragiquement inutile. « Tout de suite, il m’a demandé d’un ton assez sévère ce qu’il en était, se souvient Yoshida, l’ambiance était telle qu’il était difficile de parler. J’ai bien dit que la situation était difficile sur le terrain, mais j’ai conscience que je n’ai pas suffisamment expliqué en quoi. En fait, nous ne pouvions pas parler librement. Le premier ministre posait des questions surprenantes, auxquelles on essayait simplement de répondre. » Quel type de questions ? Par exemple, comment un simple tsunami pouvait-il paralyser une centrale nucléaire.

Lors de sa visite, Naoto Kan ne voit qu’une salle de réunion du bâtiment antisismique. Il ne pénètre pas dans la cellule de crise. Au plus fort de la crise, lors d’un entretien par téléconférence, Naoto Kan demandera plus tard aux opérateurs « de sacrifier » leurs vies. À l’intérieur de la centrale, la solitude des équipes est insondable. Yoshida réclame aux autorités locales que les réseaux de pompiers leur livrent de l’eau. Mais « tout le monde a fui et personne n’est venu ».  

Au fil des heures, les relations se tendent entre l’intérieur de la centrale et les autorités extérieures. Les deux chercheurs chargés de l’édition du témoignage de Yoshida proposent une audacieuse interprétation de ce conflit : « C’est peut-être précisément l’éveil de ces conflits et leur mode de résolution qui a permis au collectif sur site de reprendre la maîtrise de ses installations. »

Les multiples et légitimes critiques à l’encontre de Tepco ont laissé dans l’ombre le courage et les souffrances des opérateurs, qui sont restés jusqu’au bout aux commandes de la centrale. Naoto Kan en est aujourd’hui l’héritier paradoxal. Son récit rejoint celui de l’ingénieur défunt sur un point essentiel : l’impuissance humaine et le désespoir face à une catastrophe nucléaire.

« Dix jours après l’accident, j’ai demandé au président de la commission de sécurité nucléaire de faire une simulation pour le cas le pire : qu’est-ce qui pourrait se passer ?, se rappelle-t-il aujourd’hui. Ça lui a pris une semaine. Pour le cas où la centrale deviendrait vraiment incontrôlable, il aurait fallu évacuer une zone jusqu’à 250 km de la centrale. Tokyo était concernée. 50 millions d’habitants devaient être chassés de chez eux, et ne pourraient pas y revenir pendant plusieurs dizaines d’années. Et quand j’ai vu qu’une simple centrale représentait un risque si important, ce jour-là, j’ai complètement changé d’avis. On ne peut pas envisager une industrie avec des risques aussi énormes. 50 millions d’habitants, c’est 40 % de la population japonaise. Le centre du pays serait devenu complètement inutilisable. Pire que quand le Japon a perdu la guerre. Ce jour-là, quand j’ai compris que ce risque était présent, j’ai changé à jamais. »

Les faits et gestes de Naoto Kan sont critiquables. Le bilan de son exercice du pouvoir doit être envisagé avec distance. Mais son alerte possède la simplicité formelle du rescapé d’un désastre. Les mots de son témoignage sont lourds de sens. Ils engagent la responsabilité de celles et ceux qui les écoutent, à commencer par, espérons-le, le gouvernement et le chef de l’État français.

 

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